AdP 04/10-27/12/1787, v.7
Du 25 octobre 1787
Lettre
d’un Curé des environs de Civrai, à l’Auteur des Affiches
Monsieur, voilà plusieurs années, M., que vous
insérez dans vos Feuilles quelques observations qui m’attirent des censeurs.
Cela ne m’étonne pas, parce qu’on ne doit plus espérer de réunir les suffrages
de tout le monde : ce qui est approuvé par les uns, est censuré par les
autres ; chacun a ses argumens, ses dogmes, ses erreurs & ses
illusions ; chaque interlocateur fait valoir son opinion, sur laquelle il
n’y aura jamais de méthode.
Tous mes censeurs ont voulu me persuader que les
connoissances de la Médecine & l’Agriculture étoient absolument contraires,
& même incompatibles avec les devoirs & la gloire de l’état
ecclésiastique.
J’ai triomphé aisément d’eux, en leur rappelant
l’intention du Clergé & du Gouvernement qui nous envoie des remèdes. Je
leur ai rapporté les conseils de Tissot,
Buchon & Rosen ; plusieurs Médecins qui exhortent les Curés à
s’instruire d’un art qui les touche de si
près, puisque c’est par là qu’ils pourront satisfaire leurs vues bienfaisantes,
& exercer les actes de l’humanité les plus essentiels.
D’ailleurs il faut voir les sages lois du
Législateur des Juifs, pour la conservation de leur santé, & les
précautions qu’on prenoit pour éviter la contagion. Qu’on se rappelle encore le
mandement du célèbre Archevêque de Toulouse, Mgr de Loménie de Brienne. Qu’on lise les expériences de MM. L’Abbé Tessier, Rozier & plusieurs autres
Eccliésiastiques, choisis pour contribuer à la perfection de l’Agriculture.
Tant d’Auteurs dignes des plus grands éloges, & de la reconnoissance
publique, peuvent servir d’un exemple capable de désarmer les plus grands
censeurs.
Il feroit même essentiel pour l’intérêt public, que
les Curés eussent été depuis mille ans Historiographes de leur paroisses ;
qu’ils eussent tenu des registres exacts des évènemens intéressans qui s’y sont
passés : nos histoires auroient peut-être plus de véracité ; chaque
Curé successeur connoîtroit tout de suite sa paroisse ; & ces mêmes
registres serviroient de base solide pour l’histoire particulière de chaque
province : car combien ne manque-t’il pas de monumens pour former une
histoire certaine !
Il feroit encore essentiel pour l’Agriculture, que
les Curés eussent tenu depuis mille ans des registres contenans les expériences
des meilleurs Agriculteurs, on trouveroit aujourd’hui un guide sûr ; car
l’art de labourer, semer, moissonner, n’admet point des expériences faites à
cent lieues ; tout est soumis au lieu, au climat, à la saison : c’est
ce que j’ai vu par le changement des Colons d’une paroisse étrangère dans la
mienne ; en apportant la méthode de labourer qu’ils patriquoient dans la
paroisse qu’ils ont quittée, ils ont apporté dans la mienne leur ruine, & celle
de leur maître, &c.
Je ne saurois encore répéter trop souvent que plus
les Curés exciteront leurs paroissiens au travail & à l’émulation, plus ils
les rendront riches, & plus il sera facile de leur imprimer les devoirs de
la religion.
Car il faut, pour faire connoître à un Paysan la
religion & l’honneur, lui faire sentir l’aisance, parce qu’un cœur flétri
par la pauvreté, n’a d’autre sentiment que celui de la misère ; il ne
pense qu’à pleurer son état ; il veut vivre, cherche du pain, oublie la
religion, l’honneur & tous autres sentimens ; & une maladie seule
peut mettre le meilleur Agriculteur dans cet état déplorable.
Bien plus, on ne peut pas douter que notre
existence physique & morale dépende souvent de ce qui nous environne.
L’influence des météores se fait sentir sur nous & sur les végétaux ; l’année, suivant le proverbe, fait plus que la culture. Plusieurs
philosophes prétendent qu’après des observations météorologiques, on peut
prévoir, comparer & prévenir les bonnes & mauvaises années, &c.
Or si depuis mille ans chaque Curé avoit tenu dans
sa paroisse un registre fidelle d’observations météorologiques, dans lequel on
auroit inscrit les variations de chaque jour, l’état du ciel, que de ressources
ne pourroit-on pas trouver !
Qu’on eut ensuite réuni & comparé l’état des
maladies de chaque année, les remèdes, les moyens employés, les succès de l’Agriculture,
la date des labours, les influences de l’atmosphère, on auroit pris des
précautions qui auroient pu être essentielles pour notre santé & notre
Agriculture.
Car, en fait de maladie & d’Agriculture, il ne
faut pas raisonner généralement ; tout devient différent en chaque lieu ;
tout dépend des vents, des pluies, du froid, des bois, des collines, &c. Il
a tombé de la grêle à Chef-Boutonne, il n’en a pas tombé dans quelques
paroisses voisines ; un terrain peut être plus froid qu’un autre terrain
voisin. Enfin tout prouve qu’il faut absolument des observations locales pour
agir sûrement en fait de remèdes & de moyens pour l’Agriculture. Si la mort
gronde sur nos têtes, les moyens de l’éviter est peut-être caché dans l’herbe
que nous foulons aux pieds.
Le bon sens & la raison nous prouvent enfin
qu’il ne suffit pas à un Curé de se borner à la religion ; il faut encore
contribuer au bien de l’État : si notre vie exige de nous une connoissance
de première nécessité, les besoins qui nous attachent à la charrue, exigent
encore un travail aussi pressant ; & je ne croirois jamais que les
observations de la nature, si nécessaires à la conservation de notre être,
& qui nous élèvent jusqu’à son auteur, puissent offrir un objet contraire à
l’état ecclésiastique : nous devons au contraire (selon moi) admirer,
honorer & rechercher cette vertu éclairée, bienfaisante, qui embellit notre
existence, & qui nous fait chérir le plaisir de faire le bien, qui est le
plus beau spectacle de la nature.
D’après ce que je viens de dire, mes censeurs ont
été obligés d’avouer que le soin de marquer les faits historiques, les
variations météorologiques, & les succès de l’Agriculture, bien loin de
détourner les Curés de la religion, les en rapproche au contraire par
l’exercice de la charité, de l’humanité & des devoirs de citoyen.
J’ai l’honneur d’être, &c.
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