AdP 05/01/1785 - 30/03/1786, v.3 (n°2, p.3)
Du jeudi 12 janvier 1786
Lettre d’un Curé des environs de Civray, à l’Auteur des Affiches
J’ai appris, M., que la lettre que vous avez insérée dans votre feuille, n°9, année dernière, avoit blessé la délicatesse & la modestie de la bienfaisante famille R. d. F.
Comme je lui suis inconnu, je lui dois un aveu sincère & public des motifs qui m’ont animé ; je leur dirai, pour ma justification, qu’ils savent comme moi que quelques personnes des environs de Poitiers avoient publié que ces Seigneurs achetoient du blé pour trafiquer ; j’avoue que je fu si étonné d’un pareil propos, que je formai le projet sur le champ, d’être l’écho de mon pays & des pauvres qui en connoissent la fausseté ; d’ailleurs j’observerai encore que je me suis cru obligé dans cette année malheureuse, d’offrir au public des modèles de vertu & d’humanité dans un besoin aussi pressant ; & si j’ai fait voir que ces personnes respectables renonçoient à leurs intérêts des pauvres, ma qualité de citoyen me forçoit à un hommage de reconnaissance, que l’on ne peut refuser aux âmes bienfaisantes.
Voilà, M., les motifs qui m’ont fait peindre très foiblement le sentiments nobles & charitables de cette famille, qui ne veut pas être nommée. Cependant je ne puis m’empêcher de parler de leurs épreuves & des mesures économiques qu’ils prennent pour le soulagement des pauvres.
Comme ils savent que les pauvres employent leur peu d’argent pour acheter du blé, qui produit de mauvais pain ; qu’ils ignorent point que des meuniers peu fidelles leurs en dérobent une partie ; ils ont fait des expériences & ont reconnu que douze boisseaux de froment moulu, rendent vingt un boisseaux tant en fleur, bis blanc, gruau, petites & grosses recoupes, son, &c. Comme ils ont comparé souvent la pesanteur spécifique du blé à volume égal, ils ont vu d’une manière certaine, que le blé nouveau est plus pesant que celui de 1784. Ils ont vu encore qu’un blé mouillé ou humide pèse beaucoup moins qu’un blé bien sec et dur ; enfin, M., ils ont considéré, avec douleur, que les pauvres achetoient le blé, foisoient moudre, cuisoient & mangeoient leur pain dans le même jour ; que ce pain pesant, mal cuit, occasionnoit des indigestions, & nourrissoit peu. Ils ont pris depuis deux mois le parti de faire vendre & distribuer à trois paroisses du pain froment & seigle, à six liards la livre ; ce pain qui est léger, cuit depuis quatre jours, bien levé & bien fait, produit un meilleur effet, & une plus solide nourriture ; de façon, M., que tous ces malheureux ont du pain excellent à moitié moindre prix que chez les boulangers ; on leur donne en outre de l’argent pour le chauffage.
Tel est le commerce de cette famille à qui on attribue peut-être maintenant une vertu de parade ; mais quelque chose qu’il en soit, cette vertu de parole est fort ancienne. Il y a bien des années qu’on leur voit faire des actes continuels de bienfaisance ; plût à Dieu, pour le bonheur des vrais pauvres, qu’il n’existât point d’autre passion que l’orgueil & la vanité de faire des heureux ! l’on ne verroit pas tant de malheureux gémir sous le poids de la misère.
J’ai l’honneur d’être, etc.
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