dimanche 27 mai 2012

Lettres d'un Curé des environs de Civrai (7) - 3e


AdP 05/07-27/09/1787, v.25
Du 27 septembre 1787

Lettre d’un Curé des environs de Civrai, à l’Auteur des Affiches
Monsieur, la lettre qu’on a insérée dans votre feuille du 30 Août, est la plus capable d’intéresser tout citoyen sensible aux accidens auxquels sont exposés les Moissonneurs. L’Auteur même est digne de toute ma reconnoissance ; mais qu’il me permette de lui faire part de quelques réflexions sur la mort subite des Moissonneurs dont il est question.
Je suis un Curé de campagne, qui ne connois ni les termes équivoques ni pompeux, qui marche lentement & à pas comptés avec la maladie de mes paysans ; car en hasardant trop, on peut très aisément se plonger dans l’erreur & l’illusion : c’est pourquoi je préviens que je ne prends aucun parti sur les réflexions dont je fais part dans cette lettre.
Le Moissonneur mort dans ma paroisse, étoit dans un terrain bas, opposé à un autre terrain qui présentoit au soleil un côté concave, qui a pu faire l’effet du miroir ardent sur la tête du Moissonneur en question ; & cette poisition me fait douter, tout bas, que la fatigue & ces mêmes rayons de soleil avoient pu porter le sang au cerveau, & occasionner une apoplexie. On pourroit encore croire que les sueurs & le travail excessif ont pu arrêter la circulation du sang, & par là produire la suffocation ; car il est prouvé qu’une trop grande chaleur, jointe avec des sueurs excessives, porte le sang à un épaississement inflammatoire, & rétrécit les vaisseaux pulmonaires de manière à occasionner une mort subite ; car cet air trop sec est mille fois plus pernicieux qu’un air humide. C’est ce qui se voit dans les observations d’un Anglois, qui dit qu’en 1709 il tomba en Angleterre vingt-six pouces d’eau ; en 1714 il n’en tomba que onze & un quart, & les registres mortuaires de Londres augmentèrent de 5512 morts, & il y eut aussi une grande mortalité sur le bétail.
Il est encore prouvé que nous avons vingt-cinq mille pores qu’occuperoit un grain de sable : si à travers tant de canaux, nos Moissonneurs ont perdu les principes vivifians & les parties fines & essentielles, cela ne peut-il point leur avoir occasionné la mort subite ?
Il est sûr qu’en mangeant & buvant huit livres pesant, nous en perdons cinq livres par la transpiration insensible, & trois livres par les évacuations. Si ces malheureuses victimes avoient perdu beaucoup plus qu’ils n’avoient pris, l’action vive du soleil et la fatigue n’ont-ils point dissipé & altéré le fluide du sang, si nécessaire à la vie ?
Mais ce que je sais, c’est que le cadavre gonfla extraordinairement, & la corruption se manifesta dix minutes après la mort : les sueurs excessifs n’ont-elles point enlevé cette pesanteur d’air, dont les expériences que l’on fait avec la machine pneumatique sur les animaux, nous montrent la nécessité ?
Voilà bien des incertitudes pour un Curé de campagne trop curieux & trop minutieux observateur, qui doute encore que la trop grande chaleur & le froid excessif produisent le même effet que les vapeurs vineuses & celles du charbon.
Tous les voyageurs prétendent qu’en passant les Cordelières du Pérou, on éprouve un vomissement bilieux horrible : ils prétendent que les liqueurs spiritueuses, portées sur ces montagnes, deviennent insipides. Tout est soumis aux différentes pressions de l’air ; nous sommes nous-mêmes des baromètres vivans. Or, si l’air décompose les liqueurs les plus spiritueuses (ce dont on ne peut douter), si l’air allonge, relâche nos fibres, enfle, raccourcit & augmente une éponge, &c., pourquoi une chaleur trop vive n’a-t-elle pas pu décomposer le sang, & lui donner un degré de fermentation qui a pu tuer nos Moissonneurs ?
Un Curé qui doit vivre avec des paysans, devient souvent Médecin malgré lui, & ne peut absolument s’empêcher de joindre au don le persuader quelques légères connoissances sur la Botanique, pour aider des malheureux privés de tous secours : c’est cette perspective qui m’a fait souvent réfléchir & observer des choses indifférentes aux autres ; mais voilà ce que j’ai vu.
Je fais tous les ans, au mois de Mai, un vinaigre avec des plantes vulnéraires : la bonté de ce vinaigre est si reconnue, que le moindre enfant qui se coupe court chez moi. J’ai apperçu que le sang de mes Moissonneurs étoit épais, noir & de couleur différente des autres années.
Dans le moi d’Août dernier, j’ai eu quelques malades : j’ai fait respirer ces malades sur une glace de miroir ; leur halaine représentoit la fumée d’un poêle. Je me suis dit à moi-même : Les vomitifs agitent & échauffent la masse du sang ; l’air trop chaud a desséché les humeurs. Dès ce moment j’ai évité tous les vomitifs ; & comme je suis très persuadé que les salades, les fruits bien mûrs & les bains se chargent du feu qui nous dévore, j’en ai retiré un très grand avantage. En Médecin paysan, j’ai fait usage de ma tisanne de seigle & de polypode ; j’ai purgé avec une décoction de feuilles de bagnaudier & de jus de cerises noires ; une décoction d’écorce de cerisier sauvage & de frêne, m’a servi de quinquina ; & après ces remèdes, j’ai tâché de faire procurer à mes paysans ce qu’on refuse, & la fièvre de mes paysans a cédé à tout ce régime.
Personne ne respecte plus que moi les décisions de l’Auteur de la lettre insérée dans votre Feuille ; mais qu’il me permette de douter tout bas que le Moissonneur dont est question, ait été tué par des causes méphytiques : car, si cela étoit ainsi, ceux qui moissonnoient avec lui auroient senti quelque pression de cet air mortel : car tout air méphytique ne ménage personne ; soit vapeur, soit exhalaison, on sent une chaleur qui dévore les entrailles. Il est encore certain que l’air méphytique est plus pesant que l’air atmosphérique : on prétend que c’est une huile sulphureuse, qui est un poison des plus dangereux ; on le voit par une expérience bien facile. Qu’on place du charbon allumé dans une chambre bien fermée ; qu’on mette dans le même lieu un vase plein d’eau : on verra sur cette eau une écume & un espèce de crême huileuse qui surnagent. Cette crème prouve donc que l’air méphytique est plus pesant que l’air atmosphérique, même dans le temps le plus serein. Qu’on descende dans une bouteille une bougie allumée : tant qu’il y aura de l’air pur, la flamme subsistera ; il s’attachera à la bouteille une espèce d’huile sulphureuse. Qu’on y plonge un animal quelconque : après que la chandelle sera éteinte, l’animal périra en peu de minutes ; plongez-y un second, ce dernier vivra moins que le premier, & le troisième encore moins, parce que la transpiration des premiers aura augmenté la masse de l’air mortel. D’après ces expériences, comment est-il possible que dans une plaine où l’air est dans une agitation continuelle, il ait pu se former une vapeur méphytique qui ait suffoqué un homme environné de ses camardes, qui n’ont reçu aucune pression sensible ?
On jugera mes observations comme on voudra. Je doute encore que le froid excessif soit aussi une vapeur empoisonnée, & je crois que le froid ne cause la mort que parce qu’il coagule le sang dans les extrémités, le retient dans les vaisseaux, retient les parties grossières de la transpiration, empêche la circulation, & fait porter le sang au cerveau.
Voilà, M., ce que je pense, & je croirois très fort que l’action vive du soleil, la fatigue & les sueurs excessives ont occasionné une apoplexis qui a enlevé subitement les Moissonneurs dont il est question, & non pas une cause méphytique, qui ne peut se présumer dans le cas présent.
Car tout le monde fait qu’il règne parmi les Moissonneurs une émulation très dangereuse pour eux ; ils se disputent la gloire d’avancer l’ouvrage, & de remporter la victoire : par cette imprudence, les paysans excèdent leurs forces ; les vaisseaux pulmonaires se rétrécissent par la vive pression de l’air ; le sang enflammé traverse avec peine le poumon ; les parties grossières du liquide s’accumulent, & doivent produire la mort subite.
Enfin, dans toutes mes réflexions je suis absolument de l’avis du Laboureur qui jette sans cesse de l’eau sur la tête de ceux que la vive action du soleil met dans une espèce d’apoplexie : l’expérience est la maîtresse des arts & la source des sciences.
J’ai l’honneur d’être, &c.

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