mardi 1 janvier 2013

Les enfants naturels de Neuvy-Bouin (1888)


1888. La Guitardière, commune de Neuvy-Bouin. Le vieux père Pierre Honoré Chevallereau, avec son oeil unique, est encore droit comme un chêne, malgré ses quatre-vingts ans. On lui attribue, dans toute la contrée, des prodiges de valeur amoureuse. C'est la coutume, dans le pays, de dire que le vieillard compte autant d'enfants naturels que d'années.

On raconte qu'il avait parmi ses maîtresses les deux filles d'un de ses métayers les Anjourneau : Louise, qui lui donna 5 enfants, et Prudence, qui lui en donna 3. Un jour, pris d'un mal subit et grave, M. Chevallereau songea à se réconcilier avec le Ciel. Il fit mander le curé du village, qui ne voulut accorder une absolution complète qu'autant que le moribond réparerait quelques-unes de ses fautes passées on légitimant quelques-uns de ses bâtards.
— Il faut épouser, dit le prêtre, Mlle Prudence, dont vous avez eu trois enfants naturels.
On se mit aussitôt en quête de Prudence, qui était alors aux champs ; impossible de la rencontrer : 
— Ma foi, tant pis pour elle, s'écria le malade. J'épouserai Louise, qui se trouve à la maison. Je n'ai plus le temps d'attendre ! 
Le mariage fut célébré in extremis, et il semble que cet acte de réparation ait porté bonheur au moribond, car M. Chevallereau se rétablit comme par miracle.
Les évènements sortent de l'ordinaire, quand on sait que Pierre Honoré Chevallereau fut le maire de la commune, entre autres, de 1831 à 1848. Les actes de naissance des Anjourneau, enfants naturels de Louise ou de Prudence, sont d'un cynisme particulier, lorsque l'on sait que l'agent municipal qui rédige leur acte de naissance est leur propre père biologique :
  • Honorine Rosalie, fille de Prudence, le 16 octobre 1837 (Neuvy-Bouin,  N - 1836-1872, v.14/272),
  • Honorine Louise Virginie, fille de Louise, le 2 avril 1838 (Neuvy-Bouin,  N - 1836-1872, v.18/272),
  • Pierre Honoré, fils de Louise, le 14 mars 1839 (Neuvy-Bouin,  N - 1836-1872, v.25/272),
  • Pierre Alexandre Ferdinand, fils de Louise, le 28 mars 1840 (Neuvy-Bouin,  N - 1836-1872, v.32/272),
  • Pierre Benjamin Achille, fils de Prudence, le 5 juillet 1840 (Neuvy-Bouin,  N - 1836-1872, v.33/272),
  • Pierre François Xavier, fils de Louise, le 3 juin 1841 (Neuvy-Bouin,  N - 1836-1872, v.40/272),
Le mariage, célébré le 9 septembre 1841, légitime les enfants de Louise.

Neuvy-Bouin, M - 1836-1872, v.29/217
Les enfants de Prudence (Honorine Rosalie et Pierre Benjamin Achille), seront reconnus par leur père bien plus tard, par acte notarié du 15 février 1861. Tout de même, Prudence donnera encore un autre enfant naturel, Théodemer, par acte de naissance du 7 novembre 1842 (Neuvy-Bouin, N - 1836-1872, v.50/272).
Le dernier enfant de Louise, Louise Léonie Virginie, est né après le mariage, elle portera le patronyme de son père (Neuvy-Bouin, N - 1836-1872, v.51/272).
L'hypocrisie de M. Chevallereau sera poussé à son paroxysme lorsqu'en 1839 et 1840, les enfants Anjourneau seront "oubliés" dans le répertoire de fin d'année (Neuvy-Bouin, N - 1836-1872, v.29 et 36/272)
On remarquera également le détachement professionnel du maire lors de la rédaction de l'acte de décès du petit Théodemer, mort à l'âge d'un an (Neuvy-Bouin, D - 1836-1872, v.36/234).

1861. Poitiers. Julie Ferrand a 19 ans. Placée en apprentissage par ses parents, elle est couturière chez Mme Rias, marchande de brosses et lingère, rue de la Galère, et c'est à cette époque qu'elle rencontre Honoré Chevallereau. Il a 24 ans et est étudiant en droit à Poitiers.
Le jeune homme s'éprend de la petite couturière, que l'on dit très gentille, et lui fait une cour assidu pendant six mois. Il commande à la patronne pour être sûre de rester en contact avec la jeune Ferrand.
Un jour, Mme Rias envoie la jeune fille chez Chevallereau pour livrer une douzaine de chemises qu'il a commandées. Le jeune homme est éloquent, et Julie, restée jusqu'ici sage, se laisse aborder : neuf mois après, elle donne naissance à ses oeuvres.
Le couple vit alors à Niort, et le jeune homme est enchanté par sa paternité toute nouvelle. Prénommé Auguste, son fils sera plutôt appelé Honoré, comme son père.
Bientôt, le couple déménage à Paris, où Chevallereau doit poursuivre ses études de droit. Pendant 5 ans, le bonheur conjugal est total, et bientôt suivront 3 autres enfants : Gaston Joseph, né le 9 mars 1863, Ernest Louis Léon, né le 2 février 1865, et une petite Berthe. Cet idylle sera toutefois marquée par la perte de la petite fille.
Puis le couple revient sur Poitiers, où Chevallereau installe sa maîtresse et ses trois fils rue de la Chaîne. L'existence de Julie Ferrand est relativement heureuse, car Chevallereau la traite comme son épouse légitime. Ses fils vont au collège, mais l'Histoire va les attraper au tournant.
Chaque été, Chevallereau passe deux mois environ chez son père, à la Guitardière. Il s'y trouve précisément lorsque la guerre éclate en 1870 et Chevallereau est appelé au drapeau. Capitaine dans un régiment de ligne, il part pour Cherbourg, tandis que sa famille reste à Poitiers. La paix signée, au lieu de revenir auprès d'eux, Chevallereau va à Niort, ne donne plus de ses nouvelles et n'envoie plus d'argent.
Trois mois s'écoulent pendant lesquels Julie Ferrand attend en vain le retour de son amant. Lassée, elle se rend  à Parthenay chez le frère de Chevallereau, pour savoir ce qu'est devenu Honoré.
Elle apprend qu'elle doit se préparer à une rupture.
— Vous devriez, dit le frère, vous attendre à cela un jour ou l'autre. Croyez-moi, ne faites pas de scandale ; notre famille est honorablement connue dans le département, j'ai trois filles que je tiens à établir ; si vous prenez courageusement votre parti de la chose, nous vous viendrons en aide. Honoré donnera 25000 francs, et nous vous ferons pensions pour les enfants.
Navrée, la femme Ferrand ne peut qu'accepter, au moins pour ses fils. Quelques jours plus tard, elle reçoit de son amant 200 francs avec une lettre indiquant de l'appeler à l'aide au besoin. Il vient ensuite lui-même la voir à Parthenay et lui dit :
— Comme je veux me marier, il faut que tu quittes cette ville : sans cela, je ne te donnerai plus rien. Entre nous, c'est fini : je t'ai eue dix ans, j'en ai assez ; mais je veux te payer ta jeunesse : je te donnerais vingt mille francs le jour de mon mariage. Fais ce que tu veux, maintenant : prends un amant, marie-toi, tu es libre.
Et comme Mme Ferrand se répand en reproches, il ajoute :
— Si tu viens chez moi ou si tu ne pars pas d'ici, je ne te donnerai rien et je dirai que je ne te connais pas.
Su ces mots, il s'en va en laissant 4 pièces de 20 francs. Mme Ferrand pleure mais, ayant peur de ne plus avoir de ressources, elle obéit à son ancien amant : elle part pour Paris, vend tout son mobilier et travaille comme couturière. Comme Chevallereau envoie de temps en temps de petites sommes de 40 à 60 francs, Mme Ferrand arrive à joindre les deux bouts.

Mais en 1873, à peine un an après, la femme Ferrand est totalement délaissée. La misère s'abat sur la famille abandonnée. Les enfants en viennent à mendier dans la rue pour ne pas mourir de faim, ce qui fait redoubler d'effort à leur brave mère. Bon gré mal gré, elle parvient à s'en sortir, et les enfants grandissent.
Gaston est paralysé du côté droit à la suite d'une fièvre cérébrale. Il est recueilli par ses grands parents maternels, puis par l'hospice de Poitiers, mais bientôt renvoyé à Paris car il n'est pas domicilié dans l'arrondissement !
Les enfants Ferrand s'adresseront plusieurs fois à leur père biologique, mais ces démarches demeurent sans résultat.

Chevallereau ne s'est pas marié. Il est devenu le type même du bourgeois campagnard, jouissant, loin des agitations mondaines, d'une béatitude profonde et se souciant de peu de choses. Il s'est retiré au château de la Guitardière où vivent son père, sa soeur Virginie et son frère léon, qui, tous deux, l'aident à exploiter les fermes. Maître d'une fortune solide, ayant au soleil du bien non hypothéqué, il est devenu le maire de la commune de Neuvy-Bouin.

Un jour, Honoré et Ernest, laissant leur jeune frère Gaston, infirme, chez leur mère, partent à pied vers Poitiers. A Lencloître, Honoré perd son frère, et la gendarmerie l'arrête comme vagabond, qui de brigade en brigade, est conduit jusqu'à Poitiers même. Une parente de sa mère veut bien l'accueillir, mais celle-ci est dénuée de toute ressources et le place à l'hospice où on le garde un an, puis il retourne sur Paris. La police l'arrête de nouveau et le confie aux Enfants-Assistés. On l'expédie à Auxerre dans une succursale où il apprend le métier de corroyeur. Revenu à Paris, il devient cocher, terrassier, et dès qu'il a gagné quelque argent, il reprend le chemin de Neuvy-Bouin. Il se présente à la Guitardière et demande "Monsieur le Maire".
— Je viens vous voir, Monsieur, parce que vous êtes mon père !
— Je ne te connais pas, moi, déclare Chevallereau. Fous le camp d'ici ! Je te tirerai un coup de fusil si tu reviens !
Et se tournant vers le cocher qui avais amené son fils, il ajoute :
— Quand vous voudrez m'amener du gibier comme ça, vous pourrez le laisser à l'écurie !

Durant une dizaine d'année, Honoré  Ferrand avait fait plusieurs séjours dans les hospices, et était marqué par quelques rares moments de lucidité. En 1883, lorsqu'il atteint ses 20 ans, l'administration militaire lui répond que le séjour dans un régiment ne peut être que salutaire au jeune homme : on donne au pauvre garçon l'ordre de rejoindre le 96ème régiment de ligne. A peine arrivé au corps, il se livre à des voies de fait et passe le 20 février 1885 devant un conseil de guerre : il est condamné à deux ans de travaux publics. Malgré les demandes de grâce de sa mère, l'infortuné est envoyé en Afrique, mais on s'aperçoit bien vite qu'il est devenu complètement fou. Il est aussitôt rapatrié sur le continent et intègre l'asile de Niort.

Un jour encore, Gaston et Ernest prennent le train de Paris pour Parthenay. Ils se rendent voir leur père tout en rassurant leur mère. Mais pour eux, il faut en finir avec cette situation. Nous sommes le 5 juin 1888, et les deux frères arrivent au château de la Guitardière, où vit leur père.
Souffrant, Chevallereau tient la chambre. Les deux jeunes hommes sont reçus dans la cuisine où on leur sert à boire. Lorsque Chevallereau se décide à descendre, il les menace sans préambule et les invite à quitter les lieux.
— Sortez ! Sortez ! hurle-t-il.
Comme les deux frères ne font pas mine d'obéir, il saisit Gaston par le bras, qui en raison de son handicap, présente la plus faible constitution, et le traîne à la porte. Ernest se porte au secours de son frère.
C'est alors que Gaston sort un revolver qu'il avait sur lui et tire quatre fois : Chevallereau, mortellement atteint, s'effondre.
Au bruit, la soeur Chevallereau et une domestique apparaissent et veulent arracher le revolver des mains de Gaston, qui passe l'arme à son frère. Celui-ci met Chevallereau en joue, mais il devient apparent que c'est un geste inutile. Chevallereau est mourant.
Mme Chevallereau, renversée et tirée par les cheveux, finit par s'emparer du revolver et les deux frères sont rejetés hors de la maison.
Gaston ne pouvant courir, après le drame, Ernest le porte sur ses épaules. Ils s'enfuient, mais, bientôt rejoints, ils sont rapidement arrêtés.

Neuvy-Bouin, D - 1873-1890, v.96/111
Le procès des deux frères se tient le 5 septembre 1888 devant la Cour d'Assises des Deux-Sèvres, à Niort.
L'accusation insiste sur le fait qu'aucune preuve administrative relie Chevallereau aux frères Ferrand, quand bien même celui-ci fut leur père. Mais le peuple n'est pas dupe et la famille régnante de Neuvy-Bouin est connue.
Les jurés s'émeuvent des malheurs de cette famille, et les deux frères sont acquittés sous les vivats de la foule qui les accueillent à leur sortie du tribunal.

Le drame aura eu quelques conséquences fâcheuses cependant. On vint raconter à Honoré,  l'aîné, qui séjournait toujours à l'asile de Niort, la nouvelle du crime de ses frères. Le 8 juin, le malheureux ouvrait un fenêtre, se précipitait dans le vide et venait s'abattre sur le sol.

Niort, D - 1889, v.48/97
Sources :

  • Le Petit Parisien, éditions du 5 et 6 septembre 1888
  • et un chapitre consacré à l'affaire, dans les Causes criminelles et mondaines, Albert Bataille, 1888

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