AdP 05/07-27/09/1787, v.3
Du 12 juillet 1787
Lettre d’un Curé des
environs de Civrai, à un de ses amis
Je vous remercie, mon ami, de votre lettre, qui m’apprend
l’heureux dessin d’un jardin de Botanique ; je voudrois que tout le monde
aimât les herbes & les bois comme moi ; l’on verroit bientôt la
Botanique devenir un amusement, & l’objet de l’attention générale. Il ne
faut, pour en montrer l’utilité & la nécessité, que réfléchir sur les
tromperies, les brigandages & le charlatanisme des Droguistes &
Épiciers étrangers. Il semble que les remèdes étrangers ne doivent plus
répondre aux espérances de nos Médecins : tout devient douteux &
suspect ; on imite la couleur, on communique l’odeur : les Droguistes
ont une main divine, qui colore l’ipecacuanha, la manne, la rhubarbe & le
quinquina, quoique même tous ces remèdes seroient pourris, rances & moisis.
On doit frémir quand on sait qu’il se vend quatre cent fois plus de quinquina
en France, que l’Amérique n’en peut fournir. On ne doute plus par expérience
qu’il se débite mille fois plus de manne, que la Calabre & la Sicile n’en
peuvent produire. On est sûr, d’après l’aveu des Négocians même, que la
salsepareille & autres remèdes du Pérou & du Brésil, sont très communs
chez les Apothicaires François, mais très rares en France. Il est encore
certain que les baumes de Giléad & de Copahu sont tirés avec une petite
inscription, mise seulement sur une petite bouteille. Ce qui est effrayant,
& ce qui devroit faire triompher nos plantes indigènes, c’est que l’opium,
le mercure et l’antimoine n’ont pas par tout une propriété égale ; la
méthode de préparer ces remèdes est devenue très arbitraire, la balance ne peut
plus rien régler sur les doses. Je frémis encore de vous dire que le
vert-de-gris sert même à colorer une partie de nos médecines ; il entre
par tout, jusques dans nos crêmes, nos dragées & patisseries. Le plus bel
art du jour est d’altérer, contrefaire tout ce qui doit nous nourrir & nous
purger ; ce qui est le plus cher, est le plus maltraité & le plus dangereux :
les vins d’Alicante, du Rhin, &c., ne sortent plus du raisin, ils se font
avec les boutiques d’Épiciers : en bonne santé, on voit sur une table un
danger éminent ; en maladie le danger est purement à côté de votre
lit : votre Médecin pourroit répondre de votre rétablissement, s’il
pouvoit répondre de ses remèdes ; mais s’il réfléchit sur la fraude &
la manœuvre de la cupidité des Droguistes, il tremblera en hasardant. Si votre
Médecin réfléchit, il craindra l’ignorance de l’apprenti, l’ambition de la
femme, la mal-adresse de la servante de l’Apothicaire, du Droguiste & de
l’Épicier ; sans parler même du vaisseau & de la mer. Il ne voit
souvent qu’une couleur empruntée, qu’un poids ajouté par des mixtions, une
pourriture & moisissure cachées avec art. Entrez chez un Apothicaire, vous
verrez tous les jours des Paysans demander de l’émétique, sans parler de leur
état, ni de leur hernie & descente. Il m’est arrivé très souvent de voir
ces Paysans se plaindre de ce qu’on leur donnoit peu d’émétique, &, croyant
que cinq grains n’étoient pas suffisans, ils demandoient double dose. J’ai vu
une dispute chez un Apothicaire sur cet article : je montrai l’erreur du
Paysan, qui disputoit, en empoissonnant son chat avec la dose qu’il demandoit.
S’il seroit trop long pour moi d’analyser les dangers que
nous offrent les remèdes étrangers, il me seroit très facile de vous prouver la
nécessité de nous servir des plantes indigênes. Il est sûr qu’il existe dans
nos bois, nos jardins, nos prés & nos ruisseaux, des plantes meilleures que
toutes les plantes exotiques : elles sont des substituts fidelles, sûrs
& immanquables, au quinquina, à la rhubarbe, au séné & à l’ipecacuanha.
Les auteurs des Essais des Plantes
indégênes n’en doutent plus. Le cabaret, l’herbe à Paris, les violettes
& vingt autres valent mieux que l’ipecacuanha. Je pose en fait que n’autre
baguenaudier vaut mieux que le séné du Levant. Il est sûr que l’écorce des trois
saules, le marronnier d’Inde, le putiel, le frêne, le prunellier, valent plus
que le quinquina. La racine d’houblon a étonné les Auteurs des Essais de Matière médicale indigêne, par
les effets plus sûrs que la salsepareille, & ainsi des autres, qui feront
toujours triompher nos plantes. Penser même le contraire, ce seroit attaquer la
bonté de celui qui a prévu & prévenu tous nos besoins, en faisant naître
sous nos yeux, nos mains & nos pieds, trois mille plantes existantes en
France. Mais hélas ! les hommes ne connoissent de bon, beau &
merveilleux, que ce qui est cher & vient de loin ; & je suis sûr
que c’est ce qui est le plus fraudé & le plus dangéreux. Dieu veuille que
cette erreur qui détruit les plus grandes maisons de nos jours, puisse
s’anéantir, & qu’au lieu de donner la préférence à l’étranger, on recherche
ce qui est conforme à notre climat, notre tempérament & notre
constitution ? En étudiant & recherchant les vertus des plantes
indigênes, on épargneroit beaucoup d’argent, le nombre des victimes seroit
diminué, les tempéramens moins épuisés, & les morts subites moins communes.
Ainsi, mon cher ami, je vous félicite sur le plaisir que vous
ressentez d’avance d’aller prendre des leçons au Jardin de Botanique ; je
vous connois des qualités qui m’annoncent que vous ne vous arrêterez pas au
jardinage & à la culture, mais à la connoissance essentielle des vertus des
plantes. J’ai l’honneur d’être, &c.
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