AdP 05/07-27/09/1787, v.15
Lettre d’un Curé des
environs de Civrai, à l’Auteur des Affiches
Le 8 de ce mois, M., il est arrivé dans ma paroisse un
évènement très alarmant.
A deux heures après-midi, on vint à la hâte me prier d’aller
dans un champ absoudre & administrer un Moissonneur que la chaleur avoit
jeté dans un état mortel.
Je courus & trouvai un jeune homme de vingt-cinq ans,
avec un visage livide, les yeux ouverts & gonflés, le nez plein de mucus, une respiration profonde, gênée
& très laborieuse ; les veines & artères paroissoient gorgées de
sang bouillonnant : enfin, cette malheureuse victime m’allarma, & je
n’eux que le temps de l’absoudre & de lui administrer l’extrême-onction,
qu’il décéda.
Cette mort subite fit beaucoup de bruit dans ma paroisse,
& le soir même je vis arriver un vieillard, qui me tint ce langage : Si j’avois été avec ce jeune homme, il ne
seroit pas mort.
Ce propos m’étonna, & excita ma curiosité. Voici sa
réponse.
Hier, me dit-il, mon
domestique ne put résister à la grande chaleur ; il tomba dans un
sillon : je courus à lui, je le trouvai sans connoissance ; son sang
bouilloit ; il lui sortoit beaucoup de morve du nez. Je le fis porter à
l’ombre, & l’appuyai sur des gerbes ; je pris ma buire (*), & lui lavai le haut de la tête. Peu de
temps après, mon malade reprit connoissance, & me fit connoître le bien que
lui procuroit mon eau. J’épuisai tous les vases que nous avions portés dans les
champs ; il revint très bien ; & je suis sûr, ajouta le
vieillard, que si on avoit employé le
même remède, on auroit sauvé le Moissonneur qui a péri devant vous.
L’expérience m’a prouvé souvent que c’étoit là le remède le plus prompt &
le plus sûr.
On vient encore de m’assurer qu’il étoit mort au milieu des
champs deux Moissonneurs dans deux paroisses voisines.
Voilà plusieurs jours qu’à midi précis le thermomètre de M.
de Réaumur est monté au 32e degré.
Les malades se multiplient ; & comme quelques succès
me rendent souvent Médecin malgré moi, au moindre mal je suis appellé par mes
paroissiens. Depuis huit jours, j’ai guéri plusieurs Moissonneurs avec un
remède très simple & naturel. Aussitôt que je suis arrivé chez mon malade,
je fais remplir un chaudron d’eau très peu tiède. Je fais laver mon malade
depuis la tête jusqu’aux pieds ; je lui fais frotter la peau, & le
fais placer dans son lit. Après soleil couché, je favorise la transpiration,
& guéris mes malades.
Comme l’on m’a assuré que ma lettre sur votre Jardin
botanique n’a pas plu à MM. Les Épiciers & Droguistes, ils adopteront
peut-être encore moins ce remède qui est plus commun que les herbes dont je
fais usage : mais je laisse le champ libre à l’opinion, sans en craindre
la discussion. On me fait souvent le reproche d’aimer les paysans jusqu’à
m’abaisser à leur donner moi-même des lavemens : mais ces reproches ne
m’affectent point. Si je montre à mes paroissiens ma sensibilité, je suis sûr
de leur confiance : il me seroit trop long d’analyser combien cette
confiance me fait connoître leurs mœurs et leurs caractères, & combien la
religion y trouve son avantage.
Il est bon de détruire des erreurs accréditées même par le
témoignage des nations & des siècles ; mais on ne droit pas rejeter trop
légèrement des opinions qui, au premier coup d’œil, paroissent absurdes,
puisque le temps & le hasard en justifient tous les jours la vérité.
Je peux dire qu’on s’instruit souvent beaucoup mieux avec un
bon Laboureur qu’avec des traités d’Agriculture ; & si le langage du
vieillard de ma paroisse m’a donné une leçon plus sûre que tous les ouvrages
d’Hippocrate, j’apprends de même tous les jours qu’il faut souvent garder
l’équilibre du doute, & balancer les moyens.
J’ai l’honneur d’être, &c.
(*) Vase de terre où l’on met l’eau des Moissonneurs
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